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UN COURRIER DE CONSTANTINE (1847)

Constantine, 26 juillet 1847

Mon cher père ...

L'instituteur de Bracieux, Nicolas Trinquesse, est en émoi : des nouvelles de son fils Berthile, 27 ans, simple menuisier, parti depuis 5 ans comme conscrit à la conquête de l'Algérie avec l'armée française. Ses lettres font probablement  le tour du village ...



Mon cher père,

Je suis on ne peut plus content d’avoir reçu de vos nouvelles, par votre lettre du 9 juillet dernier. Je commençais à être bien inquiet de ne recevoir aucune réponse à ma lettre du 30 avril. J’ai eu plusieurs fois l’envie de vous écrire mais j’ai présumé que ce retard venait sans doute de ce que dans le moment vous ne pouviez m’envoyer ce que je vous demandais, d’un autre côté, je craignais que ce soit pour cause de maladie que vous n’aviez pas pu me répondre. Enfin, votre dernière lettre m’a tranquillisée un peu sur votre position.

Je vais, mon cher père, vous donner selon votre désir, quelques détails sur la dernière expédition qui vient d’avoir lieu dans la Kabylie, quoique n’ayant pas pu suivre la colonne pendant toute la durée de l’expédition, ayant été piqué la nuit par un scorpion dans mon faisceau*. Je fus obligé d’entrer à l’hôpital de Bougie, où nous étions bivouaqués depuis 2 jours. Ma piqûre n’était pas bien dangereuse car je suis entré à l’hôpital le 25 mai et j’en suis sorti le 1er juin. J’ai attendu là le retour de la Colonne. Cette expédition a sans doute fait beaucoup de bruit en France, cependant, elle n’a pas été aussi sérieuse qu’on l’aurait pensé. La Cavalerie n’a presque rien fait dans cette affaire, quelques coups de fusils ont été tirés à plusieurs groupes de kabyles qui se sauvaient dans leurs montagnes. Ceux qui ont donné le plus dans cette affaire, ce sont les Zouaves, le Bataillon Indigène et les Bataillons Légers d’Afrique, qui s’y trouvaient. Ils ont brûlé plusieurs villages abandonnés de leurs habitants à l’approche des Français et …avant d’y mettre le feu, tout ce qui restait dans les habitations et que l’ennemi n’avait pas eu le temps d’emporter dans sa fuite. Nous n’avons eu personne de tué  dans le Régiment, un homme de l’Escadron seulement est mort bien misérablement en rentrant. Dans la nuit du 4 au 5 Juillet, une pluie abondante est tombée et malgré la continuité du mauvais temps, nous nous sommes mis en route, vers les 10 heures du matin, nous fûmes obligés de traverser une espèce de rivière mais tellement grossie par les eaux qui venaient par torrents de toutes les montagnes environnantes, que le courant entraînait des pierres d’énorme grosseur. C’est là que ce malheureux a succombé ; en traversant la rivière, son cheval a glissé sur une pierre et s’est abattu, le pauvre diable est forcé de tomber dans l’eau, le manteau sur le dos et le fusil à la grenadière cet accoutrement déjà très embarrassant étant sec, une fois mouillé, retirai à cet infortuné tout espoir de salut, le courant l’a entraîné et l’a fait rouler jusqu’à près de 10 mètres de l’endroit où il était tombé. Enfin, une lueur d’espoir lui restait encore, il se trouve arrêté par un rocher où il s’est cramponné le mieux possible et criait à son secours, il faisait de vains efforts pour tâcher d’ôter son manteau mais sa position n’était pas assez solide pour qu’il puisse se servir de ses deux mains, il ne put jamais en venir à bout. Enfin, un Maréchal des logis, dont le courage a bien manqué de lui coûter la vie, s’est jeté à la nage dans l’espoir de sauver ce malheureux. A peine fut-il entré dans le courant qu’il fut entraîné, comme son protégé, par le courant qui l’a jeté sur une autre pointe de rocher où il s’est arrêté en réclamant à son tour, tous les secours qu’on pourrait lui donner. Enfin, on lui jette une corde qu’il saisit adroitement et on a pu, par ce moyen, le retirer. Mais il était couvert de contusions, qu’il s’était fait en roulant. On jette en même temps une autre corde au chasseur qui attendait avec anxiété le moment de sa délivrance, mais il n’a pas été heureux, aussitôt qu’il vit approcher la corde de lui, il se lance dessus, son manteau l’embarrasse tellement qu’il ne peut l’atteindre, en fut entraîné de nouveau dans un ravin où on n’a jamais pu le retrouver.

Rien autre chose à vous marquer pour le moment, je vous donnerai plus tard de plus amples détails sur les différentes affaires où je me suis trouvé. J’attends pour cela, l’époque où je pourrai vous les donner de vive voix, époque à laquelle je pense tous les jours.

Je vous prie, Mon cher père, de me répondre de suite. Vous ferez bien des compliments de ma part à M. et à Mme Bonneau ainsi qu’à tous nos voisins.

Vous embrasserez pour moi Jules et la petite Augustine. J’attends avec impatience l’époque de ma libération pour pouvoir leur donner les marques de mon amitié fraternelle.
En attendant ce bonheur, Mon cher père, les embrassements du plus soumis des fils.


Berthile Trinquesse

Source : Archives municipales (Nicolas Trinquesse était aussi secrétaire de mairie).


FAISCEAU : Dans le domaine milit., groupe de fusils ou d'armes à feu portatives appuyés les uns contre les autres (en une sorte de pyramide) par l'extrémité du canon, reposant sur le sol par la crosse, et que les soldats forment au moment d'une halte. (Source cnrtl.fr )

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