Mon cher père ...
L'instituteur de Bracieux, Nicolas Trinquesse, est en émoi : des nouvelles de son fils Berthile, 27 ans, simple menuisier, parti depuis 5 ans comme conscrit à la conquête de l'Algérie avec l'armée française. Ses lettres font probablement le tour du village ...
Mon cher père,
Je suis on ne peut plus content d’avoir reçu de vos
nouvelles, par votre lettre du 9 juillet dernier. Je commençais à être bien
inquiet de ne recevoir aucune réponse à ma lettre du 30 avril. J’ai eu
plusieurs fois l’envie de vous écrire mais j’ai présumé que ce retard venait
sans doute de ce que dans le moment vous ne pouviez m’envoyer ce que je vous
demandais, d’un autre côté, je craignais que ce soit pour cause de maladie que
vous n’aviez pas pu me répondre. Enfin, votre dernière lettre m’a tranquillisée
un peu sur votre position.
Je vais, mon cher père, vous donner selon votre désir,
quelques détails sur la dernière expédition qui vient d’avoir lieu dans la
Kabylie, quoique n’ayant pas pu suivre la colonne pendant toute la durée de
l’expédition, ayant été piqué la nuit par un scorpion dans mon faisceau*. Je fus
obligé d’entrer à l’hôpital de Bougie, où nous étions bivouaqués depuis 2
jours. Ma piqûre n’était pas bien dangereuse car je suis entré à l’hôpital le
25 mai et j’en suis sorti le 1er juin. J’ai attendu là le retour de
la Colonne. Cette expédition a sans doute fait beaucoup de bruit en France,
cependant, elle n’a pas été aussi sérieuse qu’on l’aurait pensé. La Cavalerie
n’a presque rien fait dans cette affaire, quelques coups de fusils ont été
tirés à plusieurs groupes de kabyles qui se sauvaient dans leurs montagnes.
Ceux qui ont donné le plus dans cette affaire, ce sont les Zouaves, le
Bataillon Indigène et les Bataillons Légers d’Afrique, qui s’y trouvaient. Ils
ont brûlé plusieurs villages abandonnés de leurs habitants à l’approche des
Français et …avant d’y mettre le feu, tout ce qui restait dans les habitations
et que l’ennemi n’avait pas eu le temps d’emporter dans sa fuite. Nous n’avons
eu personne de tué dans le Régiment, un
homme de l’Escadron seulement est mort bien misérablement en rentrant. Dans la
nuit du 4 au 5 Juillet, une pluie abondante est tombée et malgré la continuité
du mauvais temps, nous nous sommes mis en route, vers les 10 heures du matin,
nous fûmes obligés de traverser une espèce de rivière mais tellement grossie
par les eaux qui venaient par torrents de toutes les montagnes environnantes,
que le courant entraînait des pierres d’énorme grosseur. C’est là que ce malheureux a succombé ; en traversant la rivière, son cheval a glissé sur
une pierre et s’est abattu, le pauvre diable est forcé de tomber dans l’eau, le
manteau sur le dos et le fusil à la grenadière cet accoutrement déjà très
embarrassant étant sec, une fois mouillé, retirai à cet infortuné tout espoir
de salut, le courant l’a entraîné et l’a fait rouler jusqu’à près de 10 mètres
de l’endroit où il était tombé. Enfin, une lueur d’espoir lui restait encore,
il se trouve arrêté par un rocher où il s’est cramponné le mieux possible et
criait à son secours, il faisait de vains efforts pour tâcher d’ôter son
manteau mais sa position n’était pas assez solide pour qu’il puisse se servir
de ses deux mains, il ne put jamais en venir à bout. Enfin, un Maréchal des logis, dont le courage a bien manqué de lui coûter la vie, s’est jeté à la nage
dans l’espoir de sauver ce malheureux. A peine fut-il entré dans le courant qu’il
fut entraîné, comme son protégé, par le courant qui l’a jeté sur une autre
pointe de rocher où il s’est arrêté en réclamant à son tour, tous les secours
qu’on pourrait lui donner. Enfin, on lui jette une corde qu’il saisit
adroitement et on a pu, par ce moyen, le retirer. Mais il était couvert de
contusions, qu’il s’était fait en roulant. On jette en même temps une autre corde
au chasseur qui attendait avec anxiété le moment de sa délivrance, mais il n’a
pas été heureux, aussitôt qu’il vit approcher la corde de lui, il se lance
dessus, son manteau l’embarrasse tellement qu’il ne peut l’atteindre, en fut
entraîné de nouveau dans un ravin où on n’a jamais pu le retrouver.
Rien autre chose à vous marquer pour le moment, je vous
donnerai plus tard de plus amples détails sur les différentes affaires où je me
suis trouvé. J’attends pour cela, l’époque où je pourrai vous les donner de
vive voix, époque à laquelle je pense tous les jours.
Je vous prie, Mon cher père, de me répondre de suite. Vous
ferez bien des compliments de ma part à M. et à Mme Bonneau ainsi qu’à tous nos
voisins.
Vous embrasserez pour moi Jules et la petite Augustine.
J’attends avec impatience l’époque de ma libération pour pouvoir leur donner
les marques de mon amitié fraternelle.
En attendant ce bonheur, Mon cher père, les embrassements du
plus soumis des fils.
Berthile Trinquesse
Source : Archives municipales (Nicolas Trinquesse était aussi secrétaire de mairie).
FAISCEAU : Dans le domaine milit., groupe de
fusils ou d'armes à feu portatives appuyés les uns contre les autres (en une
sorte de pyramide) par l'extrémité du canon, reposant sur le sol par la crosse,
et que les soldats forment au moment d'une halte. (Source cnrtl.fr )